La santé sociale des nouvelles régions françaises et son volution 2008-2016.book Introduction Un ISS pour les nouvelles régions françaises Présentation de l'ISS Les résultats de l’ISS Évolution de l’ISS dans le temps Tentative de croisement Conclusion LA SANTÉ SOCIALE DES NOUVELLES RÉGIONS FRANÇAISES ET SON ÉVOLUTION (2008-2016) Introduction D epuis le début des années 2000, les initiatives visant à aller au-delà du PIB se sont accélérées, même si un mouvement paradoxal d’arcboutement au PIB et à la croissance s’observe simultanément. Les régions ne sont pas en reste de ce point de vue. Avec la réforme de la loi NOTRe et la reconfiguration des compétences allouées aux régions, une réduction du nombre de régions a été actée par l’assemblée nationale au 1er janvier 2016. Au total, le nombre de régions est passé de 27 à 18, et dans la seule France métropolitaine, de 22 à 13. Les médias et instituts statistiques publics français continuent à développer des narrations sur la puissance économique de ces nouvelles régions essentiellement à partir de leur contribution au PIB national. Ainsi peut-on lire partout qu’en 2018, l’Ile-de-France concentre près du tiers de la richesse écono-mique produite (29,8%) tandis que Auvergne-Rhône-Alpes produit 11,4% du PIB national, la Nouvelle-Aquitaine, 7,5%, les Hauts-de-France 7,3%, ou encore PACA et l’Occitanie 7,2%. La Bretagne concentre 4,1% des richesses produites, et la Corse 0,4%... Or, depuis maintenant plusieurs décennies, de très nombreux travaux ont démontré les limites du PIB mais aussi du revenu global pour établir des diagnostics précis des richesses des territoires, et de leur évolution dans le temps. Si, au niveau international, parmi les travaux séminaux on trouve ceux de Meadows, ceux-ci se sont ensuite diffusés dans le monde académique avec un regain d’initiatives à partir du début des années 1990, à la faveur des travaux de l’organisation internationale le Pnud (Pnud, 1990) du côté de l’indice de développement humain, et de l’association Global Footprint network de l’autre (Wackernagel, Rees, 1996) du côté de l’empreinte écologique. La mesure du PIB régional suffit-elle ? Les limites au PIB et à la croissance sont maintenant bien connues. On peut classer les travaux qui abordent ces questions en trois catégories. Les uns se centrent sur la difficulté à mesurer la croissance écono-mique dans des économies devenues de plus en plus tertiaires (Gadrey, 1996 ; Bosworth, Triplett, 2003), digitales (Mokyr, 2006; Durand ; 2020) ou relationnelles (Griliches, 1992 ; Land et al., 2011). Les autres se centrent sur les limites externes du PIB, c’est-à-dire les limites liées aux usages généralisés qui sont fait du PIB et de la croissance, en tant que proxy du bien-être. Dans cette catégorie des travaux contestent que la valeur ajoutée économique supplémentaire génère systématiquement un supplément de bien-être ; d’autres insistent sur le caractère conventionnel du périmètre du PIB, qui ne tient pas compte d’activités décisives pour le bien-être telles que l’activité domestique, le bénévolat, ou encore les activités civiques (Méda, 1999 ; Putnam, 2000 ; Folbre, 2006). D’autres encore contestent le lien mécanique qu’il y aurait entre croissance et réduction des inégalités (Jackson, 2019 ; Laurent, 2021), égratignant au passage les imaginaires du « ruissellement ». D’autres enfin, sans doute numériquement les plus nombreux maintenant, se centrent sur l’impossible couplage entre croissance et soutenabilité écologique (Spash, 2013). Au niveau régional, des publications vont au-delà de la répartition de la richesse régionale en insistant davantage sur le creusement des écarts de richesse territoriales, comme cette note française publiée par la Banque des territoires en 2018 par Virginie Fauvel « Les écarts régionaux en termes de PIB/hab se creusent en France ». Pour intéressants que soient ces palmarès en tant qu’ils renseignent sur « la puissance économique » des régions, ils ne disent rien de leur richesse sociale et surtout rien de leur soutenabilité sociale-écologique. Réduite à la notion comptable dominante de valeur ajoutée créée, l’idée de « puissance » ainsi exhibée est fragile, qu’on songe à la rapidité avec laquelle les crises (financières, sanitaires ou sociales) peuvent terrasser pays comme territoires. De même, la mesure des disparités régionales à partir du Pib/tête est un pâle reflet de la distribution interterritoriale des richesses économiques (Gadrey, Jany-Catrice 2016). Les urgences environnementales, la crise financière et la très récente crise sanitaire consolident chaque jour un peu plus l’importance qu’il y a à mettre à l’agenda des indicateurs visant d’autres finalités que la fuite en avant à laquelle on assiste. La récente pandémie mondiale du SRAS-cov-2 a montré la vulnérabilité des sociétés et des territoires humains, et a signalé leurs interdépendances avec les écosystèmes naturels. À cette pandémie et aux crises qui lui sont associées, deux types de réponses sont fournies : la plus généralisée plaide pour la mise en œuvre de politiques de « relance » pour retrouver rapidement au moins la situation initiale, considérée généralement comme équilibrée et viser une croissance soutenue. Une voie alternative consiste à viser la soutenabilité des sociétés : il s’agit alors de se donner les moyens de répondre aux besoins sociaux tout en prenant soin de ses patrimoines, écologique, social, démocratique. Tout cela nécessite de changer d’indicateurs de pilotage et de planification des territoires pour modifier durablement les cadres représentatifs et interprétatifs. L’indice de santé sociale que nous présentons ici doit être compris comme faisant partie de cette famille de réponses alternatives. Progression de la territorialisation de l’action publique La territorialisation progressive de l’action publique et les trois actes de la décentralisation ont rendu légitime que les régions soient auscultées à l’aune de leur propre soutenabilité, et de la soutenabilité sociétale du pays. Cette double dynamique de territorialisation et de soucis pour les questions de soutenabilité social-écologique (Laurent, 2015) ont récemment conduit à une multiplication d’indicateurs territoriaux « alternatifs » (Gadrey, Jany-Catrice, 2016 ; Le Roy, Ottaviani, 2015). Si d’autres statistiques sont régulièrement mises en scène pour comparer entre elles les régions françaises, et venir ainsi compléter un diagnostic économique, celles-ci fournissent rarement des panoramas multidimensionnels. Les travaux qui se développent dans cette optique établissent par exemple une cartographie du revenu disponible brut (RDB) par personne (Nolin et al. 1996a ; Nolin et al. 1996b ; Auzet et al. 2007 ; Demailly et Raynaud 2006), reflétant les revenus monétaires dont disposent les résidents de ce territoire. D’autres encore, pour élargir l’analyse à des dimensions sociales, privilégient le recours au taux de pauvreté monétaire, ou, plus rarement, au rapport inter-décile pour éclairer les disparités de ressources au niveau infra-régional. Plus récemment, suite aux recommandations de la Commission Stiglitz, l’OCDE a créé un « Better Life Index » qui repose sur une approche multidimensionnelle (Brezzi, de Mello, Laurent, 2016). Neuf dimensions initiales ont été retenues dans ce projet. Trois d'entre elles relèvent directement des condi-tions matérielles de vie : revenus (niveaux et distribution), emploi, logement. Six autres reflètent des dimensions de la qualité de vie : santé, éducation et compétences, qualité de l’environnement, sécurité personnelle, engagement civique et gouvernance, accès aux services. Pour chaque région, le bien-être peut être mesuré selon ces neuf critères, il peut être comparé à l’ensemble des régions de l’OCDE et permet que soient observées où les inégalités entre dimensions se développent. De son côté, l’institut national de la statis-tique française (l’Insee) a développé des travaux sur la qualité de vie dans les territoires (Reynard, Vialette, 2014). 13 dimensions ont été retenues : accessibilité aux équipements, culture-sports-loisirs-vie associative, éducation, égalité femmes-hommes, emploi-travail, environnement, équilibre travail-vie privée, logement, relations sociales, revenus, santé, transports, vie citoyenne. Pour chacune des dimensions, un ou plusieurs indicateurs ont été sélectionnés au regard de deux critères : pertinence pour éclairer la qualité de vie dans la dimension retenue et disponibilité des données statistiques à un niveau géographique fin. Ces travaux permettaient la production d’indicateurs pour n'importe quel territoire, qu'il s'agisse de périmètres institutionnels (régions, départements, inter-communalités), de zonages d'études (aires urbaines, zones d'emploi, bassins de vie) ou de zonages de projet (territoires couverts par un Schéma de cohérence territoriale ou un Parc naturel régional). Si ces approches ont permis d’avancer dans la mesure multidimensionnelle de la qualité de vie ou des inégalités territoriales, elles n’ont néanmoins pas réussi à dépasser le PIB en termes d’usages opérationnels de réorientation de politiques publiques. Cette insuffisance provient du fait que les grands enjeux sociaux contemporains résumés sous des intitulés aussi divers que « santé sociale » (Miringoff and Miringoff 1999), « progrès sociétal », « bien-être pour tous » (Council of Europe, 2005), sont par essence multidimensionnels. Lorsqu’ils sont analysés de près, ces grands enjeux rendent compte des difficultés en matière d’éducation, de logement, de consommation, de santé, de travail et d’emploi, avec des aspects très cumulatifs dans les processus de marginalisation ou d’exclusion, comme l’a longtemps analysé l’Observatoire national de la pauvreté et des exclusions sociales, observatoire supprimé par le gouvernement Philippe en 2019. Le constat de cette multidimensionnalité cumulative de défis et de difficultés s’accommode mal d’une variable unique, et nécessite le recours à une plus grande « batterie » de variables. À quelles représentations du bien-être rattacher l’indice de santé sociale ? Il y a, de manière sous-jacente à toute construction d’indicateur alternatif, des représentations différenciées du bien-être pour tous. À quelles représentations se rattache l’indice de santé sociale que nous produisons dans cet article ? Bleys (2012) propose une nomenclature des indicateurs selon leurs concepts sous-jacents. Dans un premier temps, il distingue les perspectives de bien-être, économique ou de soutenabilité. De toute évidence, la santé sociale se met à distance de l’économique, tout en tentant de s’arrimer à la double dimension de bien-être (dans ses dimensions sociales et collectives) et à celle de la soutenabilité sociale. Les initiatives que l’on peut ranger dans la nomenclature des mesures du « bien-être » sont cependant hétérogènes du point de vue de leur sous bassement épistémique. Certaines relèvent clairement de l’utilitarisme en ce sens que les choix d’allocation des ressources rares sont faits en fonction de préférences individuelles, dont il est préféré qu’elles soient exprimées par le marché. Lorsque les préférences ne relèvent pas du marché elles sont l’expression des perceptions individuelles, et la multidimentionnalité du bien-être est auto agrégée par les répon-dants dans une notion attrape-tout nommée « satisfaction de vie », voire « bonheur ». Mais l’utilitarisme n’est pas l’unique source de légitimation du cadre de construction des indicateurs de bien-être. Bleys montre qu’on trouve des fondements, épistémologiquement distants de l’utilitarisme, du côté des travaux relevant des « besoins humains ». Ceux-ci analysent la satisfaction des besoins « de base », notamment au travers l’accès à certains biens ou services. L’approche par les capabilités de A. Sen est une autre perspective possible : un niveau individuel de bien-être est mesuré par ce que l’individu est capable effectivement de faire ou d’être. L’approche par les capabilités se centre sur les deux niveaux que sont les résultats observés et les opportunités. Pour élaborer des indicateurs relevant de cette perspective des capabilités, M. Nussbaum insiste quant à elle sur la possibilité d’établir une liste a priori des capacités essentielles au bien-être. Dans son fameux article de 2003 intitulé Capabilities as fundamental entitlements, elle revient sur l’idée même d’économie. Elle considère que la discipline doit s’interroger sur « à quoi tous les citoyens ont droit en vertu de leur qualité d’être humain », et elle identifie dix capabilités comme autant de droits humains, qu’elle décline ainsi : la vie, la santé du corps, l'intégrité du corps, les sens, l'imagination et la pensée, les émotions, la raison pratique, l'affiliation, les autres espèces (animaux, plantes et nature), le jeu, le contrôle sur son environnement. Nous avions déjà montré dans des travaux antérieurs, que l’ISS s’arrimait davantage aux capabilités de Sen/Nussbaum en ce qu’il couplait des indicateurs de résultats et d’opportunité d’une part, et en ce qu’il s’arrimait, comme le suggèrent les travaux de Sen sur une délibération collective pour la sélection des indicateurs et des pondérations (Jany-Catrice, Marlier, 2013). Cet article revient sur l’élaboration de cet indicateur, le met à jour, ce qui permet d’en tirer une analyse diachronique permettant de répondre à la question : la santé sociale progresse-t-elle dans les régions françaises ? Plan de l'article Selon des chercheurs ayant récemment réalisé une méta-analyse des travaux relatifs aux indicateurs alternatifs depuis 1970, l’indicateur ayant le plus de chance de « survivre » dans le temps (Barrington-Leigh et Escande, 2018), serait précisément celui que nous proposons ici : l’indice de santé sociale, élaboré initialement à partir d’un panel d’indicateurs choisis démocratiquement avec l’aide d’experts (Encadré). Encadré 1. Genèse et méthode d’élaboration de l’ISS La genèse de l’ISS des régions françaises est la suivante. La Région Nord-Pas de Calais avait confié à Florence Jany-Catrice la territorialisation du baromètre des inégalités et de la pauvreté. Devant le manque de données à disposition et les moments décisifs de sélection et de choix, l’économiste a décidé de mettre en œuvre, avec l’aide de la Région, une expérimentation de concertation participative autour de l’élaboration d’un indice de santé sociale. Le premier intérêt de l’élaboration de l’ISS réside donc dans la dynamique de sa construction : avec le souci de faire valider cette démarche par la société civile organisée, le Conseil régional et les chercheurs ont mis en place des groupes de travail hétérogènes, regroupant des experts, des collecteurs de données sociales aux niveaux territoriaux, des fonctionnaires territoriaux (techniciens de la Région et des Départements) et des associations. De nombreuses associations (Les associations mobilisées étaient engagées dans des projets ayant trait à la pauvreté (les Restos du Cœur, le Secours Populaire, la Fédération Nationale des associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale), aux inégalités de logement (Droit au Logement), aux inégalités entre hommes et femmes (CORIF)) ont accepté de prendre part au projet parce qu’il leur donnait l’opportunité d’exprimer des réalités complexes qu’ils observaient sur des terrains parfois très microsociaux. La démarche a progressé par innovations itératives : (i) Le point de départ du projet a été celui de l’identification d’un objet qui avait gagné en légitimité, et qui était porteur de valeurs (IDH du Pnud au niveau international, BiP40 au niveau national). Les dimensions du baromètre des inégalités et de la pauvreté ont ainsi servi de point d’appui aux premiers débats, et ont permis les premières prises de position, tandis que la méthode agrégative de l’IDH était retenue pour la construction de l’indicateur composite. (ii) La deuxième étape a été l’adaptation à la subjectivité des groupes de travail, et à leur réflexivité collective (Turk, 2009), dans une ambiance d’éthique communicationnelle où ont cohabité une diversité d’expertises (Habermas, 1992) : c’est la délibération du forum hybride sur « la richesse sociale » du territoire et sur ses biens sociaux communs. Sur chaque dimension du baromètre, ces groupes (plus d’une soixantaine de personnes ont contribué à l’un ou l’autre des débats) ont travaillé pendant douze mois (septembre 2007-septembre 2008), ont interprété les résultats, ont débattu des pondérations, et ont fait des propositions. (iii) La troisième étape a consisté en une prise de conscience collective progressive vers quelques objectifs prioritaires communs et limités.Cette démarche a conduit à la production d’un indicateur maniable (parce que limité à une batterie limitée de variables) et diffusable (parce que constituant une forme de benchmarking social des régions françaises entre elles). Cet ISS repose sur une « vision assumée » de la société », dans le sens où les données chiffrées incarnent toujours des visions politiques, et peuvent ensuite constituer des repères collectifs. Cette vision assumée ne s’est pas totalement affranchie cependant de la disponibilité des données. Une partie des acteurs ayant participé au processus a implicitement intégré la contrainte, parfois forte, de manque de données sociales régionales. Source : à partir de Jany-Catrice, Marlier, 2013 Dans cet article, nous sommes repartis de l’indice de santé sociale tel qu’il avait été produit en 2008 (Jany-Catrice, 2008 ; Jany-Catrice et Zotti, 2009 ; Jany-Catrice et Marlier, 2013). Nous le mettons à jour pour les années 2012 et 2016 à partir de la définition des nouvelles régions (I), ce qui est une manière de le « faire vivre ». Nous en présentons ici les principaux aménagements, contraints par la disponibilité des données, mais guidés aussi par les nouveaux enjeux, notamment en matière de santé (II). Nous le comparons ensuite au PIB (III) et testons la corrélation possible entre le niveau de PIB/habitant et l’ISS. Nous proposons une analyse de l’évolution de l’indice de santé sociale sur la décennie 2008-2016 (IV). Enfin, nous proposons une tentative de croisement entre l’indice de santé sociale et un indice écologique constitué à partir de quelques-unes de ses dimensions (V). WORKING PAPER N°147